jeudi 8 janvier 2015

Où est Charlie ?

J'irai bien faire un tour au Brésil encore aujourd'hui, mais je dois parler d'hier.

Pourtant rarement j'ai eu autant de mal pour poser des mots sur ce que je ressens depuis une trentaine d'heures maintenant. Branché, vissé à iTélé, je scrute mon écran pour savoir quoi penser, essayer de comprendre pourquoi le monde, telle une balançoire défaillante, un peu bancale, un peu rouillée, se met tout d'un coup à nous envoyer dans le décor, alors qu'on demandait juste à fendre tranquillement l'air, en tendant les pieds vers l'avant, puis vers l'arrière. Pourquoi, une fois par décennie, tout craque, les coutures du rideau cèdent et nous laissent entrevoir le côté sombre de la petite comédie que notre société nous joue pour nous donner l'impression que nos existences ont un sens. Pour nous faire croire que le seul but dans la vie, c'est de se lever tôt pour aller trimer pendant quarante ans, histoire de pouvoir se payer un beau cercueil. Des fois, des évènements soulèvent le voile et nous montrent combien tout cela est du vent, combien tout cela est dérisoire. Comparé à l'essentiel, à savoir la vie, et son infinie fragilité.

On est habitué à entendre aux infos que des gens sont morts. Des vieux, parce qu'ils n'avaient plus d'essence, des soldats, parce que leur métier est de risquer leurs vies, des otages, parce que des gens leurs ont déjà volé une partie de leur existence et les privant de liberté, des quidams dans des accidents, parce que la vie sélectionne arbitrairement, comme ça, au hasard, en fermant les yeux et en pointant du doigt des malchanceux. Ça nous attriste, ça nous touche, on se dit "oh merde, c'est dingue ça", parce que voilà, c'est moche de mourir, mais ça ne nous détourne pas vraiment quand même du déroulé de nos vies à nous, qui ont l'audace de continuer. Est-ce que vous êtes restés prostrés devant votre télé quand Robin Williams ou Joe Cocker sont morts ces derniers mois ? Pas sûr, non. Ce sont des chapitres que l'on clôt, tout au plus. Dans une poignée d'années, on essaiera de se rappeler, en vain, de l'année de leur décès. Parce qu'aussi déplorables soient-ils, ils se seront noyés dans l'océan des nouvelles tristes qui ponctuent nos journées de camés de l'info.

Non, là c'est différent. Ces sont des gens qui devraient mourir comme leur aîné Cavana, vous savez, vieux, avec une grosse moustache et un air fripon, un mélange entre le vieux con et le nostalgique de mai 68. Tranquillement, de vieillesse, à sa table à dessin, devant un western, en écoutant du jazz, que sais-je. Une mort paisible, après avoir agité pendant tout une vie les consciences et les intelligences avec des dessins ou des textes brillantissimes, insolents, après avoir passé des décennies à décrire des époques différentes, des gens différents, les ridiculiser, les parodier, à ne trembler devant personne, parce que pourquoi trembler ? On a beau dessiner la bite de Hollande, il ne va rien nous arriver de grave non ? Un contrôle fiscal, à la rigueur... Vu qu'on vit dans un pays terriblement libre, on s'en rend paradoxalement compte alors même que la liberté a pris un autobus dans la gueule hier, le dessinateur le plus insolent qui soit ne peut risquer sa vie pour ses œuvres, normalement. Pas vrai ?

Mais non, eux sont morts comme à une époque révolue, qui n'a pu exister que sous l'occupation ou, avant cela, sous les rois ou les empereurs. A l'époque où La Fontaine devait ruser en utilisant des animaux pour se moquer du roi. Même sous De Gaulle et son ORTF, et son ministère de l'information bouclé à double tour, il y avait des caricatures. D'accord, Hara Kiri avait été fermé après sa une "bal tragique à Colombey, un mort", le lendemain de la mort du Général. Mais les dessinateurs qui y travaillaient s'étaient retrouvés au chômage, pas étendus sur le sol de leur salle de rédaction, criblés de balles. Ce sont des actes, des images de temps non pas révolus, mais carrément anachroniques. Comment est-ce possible ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

Ce genre d'évènements changent le monde, et souvent on peu deviner ce qui va se passer ensuite. Le 11 septembre, par exemple, on a tout de suite senti que deux civilisations allaient se retrouver face à face, et que même si on savait qu'on ne devait pas céder aux instincts les plus bas, ça n'allait pas aller mieux sur ce plan. Et, de fait, la défiance et la haine à peine voilée entre l'occident et le moyen-orient n'a cessé de monter depuis plus de 13 ans. Pour aboutir à ça. Parce que c'est ça, aussi. Ce massacre à Charlie Hebdo, c'est une des balles perdues du carnage de Manhattan. Le monde dans lequel on essaie de nager est l'enfant de cette rencontre terrible de l'automne 2001, entre un occident débarrassé depuis une décennie de la menace soviétique et qui se croyait enfin seul au monde, et des fondamentalistes islamiques qui sentaient qu'il y avait une place à prendre en face du grand Satan.

Peut-on mesurer l'ampleur du désastre ? Cinq des meilleurs dessinateurs de France ont disparus du paysage, parmi les plus féroces, les plus talentueux, les plus mythiques aussi. Charb, Tignous, Honoré, ce n'était pas rien déjà. Mais Cabu et Wolinski... excusez-moi mais là, c'est encore plus terrible. Comment imaginer que l'éternel Wolinski, le fabuleux Wolinski, comment concevoir que le génial Cabu, comment ces mecs là qui dessinent la France et sa société sous toutes leurs coutures depuis cinq ou six décennies, depuis les époques De Gaulle ou Pompidou, avant le net, à l'époque des trois chaînes, avant que les femmes puissent ouvrir un compte en banque sans demander l'autorisation à leur mari, depuis toujours quoi, merde, comment ces mecs là ont pu finir leurs vies sous les balles de deux abrutis encagoulés et embrigadés ?

Je sais qu'une vie en vaut une autre, et que les autres, celles des policiers, celles des inconnus qui sont également tombés hier, méritent également tous les honneurs. Mais pour moi, hier, on a assassiné Coluche six fois, tout simplement. Les cinq dessinateurs et Bernard Maris, le chroniqueur de France Inter. Je vais me faire tuer par mes amis indécrottables optimistes, qui ne veulent voir que le positif - alors qu'ils ont pourtant plein de raisons, plus que moi, même, de sombrer dans la dépression parfois - mais les pessimistes ont raison, le monde ne va pas dans la bonne direction. Je cherche désespérément une nouvelle, la nouvelle, qui me ferait croire en un avenir meilleur. Les rassemblements spontanés ? Oui c'est beau, c'est magnifique, et ça prouve qu'une partie de la population, au moins, est encore dotée d'une conscience et d'un amour pour la justice. Et ça va inciter pendant quelques temps - une semaine ? Plusieurs ? - la classe politique à s’afficher unie et solidaire. Comme si la France pouvait fonctionner comme ça sur la durée. Mais même ça n'est pas vraiment souhaitable, pour le débat démocratique. Un monde où tout le monde serait d'accord ? Il n'y aurait plus de Charlie Hebdo alors.

Non, cet évènement va provoquer ce qu'on peut déjà poindre à l'horizon, et même plus près que ça, dans les insinuations de l'extrême droite et de la Droite Forte, quand ces tristes sires évoquent notre "civilisation" attaquée, quand la mère Le Pen parle déjà de retour de la peine de mort alors que les corps de Cabus et ses collègues ne sont pas encore refroidis après avoir insisté lourdement sur le caractère islamiste de l'attentat, quand Dupont-Aignan, dans les instants qui ont suivi le massacre, réclamait la fermeture des frontières... on y va tout droit, à l'étape suivante. Le Pen au deuxième tour ? Des mairies FN ? De la roupie de sansonnet. Une grande partie du pays réclame du populisme, peu de réflexion, beaucoup d'action, quelle qu'elle soit. Elle veut de la force, elle ne veut pas savoir pourquoi ni comment, juste quelqu'un qui donne l'impression de la guider. Oui, une partie de la France est ouvertement raciste, on ne peut plus aller dans un commerce, sur un forum, lire des commentaires, sans croiser un livre là-dessus, des propos là-dessus. C'est partout, c'est étouffant, c'est omniprésent. Et la catastrophe d'hier va précipiter tout ça. Comment croire que le peuple va renouveler sa confiance en Hollande ou en Sarkozy ? S'il n’écoute pas Mélenchon - il devrait -, il écoutera Le Pen. Et là, mes amis, tous aux abris.

Je vous laisse. RIP Charlie.