C'est l'histoire d'une valise. Non, n'imaginez pas qu'il s'agit là d'un destin ordinaire - voyage, voyage, voyage, voyage, poubelle - pour un objet aussi basique, pour lequel je n'aurais sans doute pas interrompu une partie de FM 2011 aussi passionnante. Bien au contraire.
Déjà, l'époque de l'achat. Elle fut dénichée dans une de ces boutiques qui sentent le cuir, ces établissements où on aime aller juste pour respirer leur odeur intérieure, comme les fromageries ou les librairies. Elle était classique de son époque, à savoir la première moitié des années 30 : gigantesque, renforcée au niveau des coins, et lourde comme la culpabilité au bout du bras quand on doit la traîner, pleine, dans une gare. Pas de roulettes pour fainéants, pas de poignée à rallonge, non, cette valise vous faisait réellement apprécier votre arrivée à destination, aller ou retour. Elle vous faisait vraiment apprécier vos vacances, de gare à gare tout du moins.
Les acheteurs ? Un couple d'immigrés bretons à Paris, qui ont eu l'idée originale de s'installer au-delà du quartier où ils sont arrivés, Montparnasse, comme la plupart de leurs congénères au début du siècle : non, ils ont choisi une autre colline, Montmartre, qui était encore à l'époque un quartier populaire, et non la fourmilière à touristes d'aujourd'hui, totalement inaccessible financièrement pour les couches pauvres ou même moyennes de la population.
A partir de son achat, qui avait pour but de remplacer celle qui s'était brisée sur le quai de la gare Montparnasse, à l'arrivée du couple à Paris, cette valise ne quittera jamais le petit appartement près de la place des Abbesses, situé dans un immeuble qui ne sera pas rénové avant la fin des années 2000. Même durant la guerre, période qui ne forcera pas, contrairement à tellement de Parisiens, notre couple de Bretons à déménager, elle restera coincée en haut d'un cagibi poussiéreux, entre la chambre et la petite cuisine du fond. Elle y côtoiera durant plus de 70 ans une autre valise, quasi identique et au contenu similaire.
Tout au long de ces sept décennies durant lesquelles l'appartement passera à la fille du couple, et notamment durant les années précédant la guerre, elle se remplira de morceaux de tissus achetés à la Samaritaine, de robes inachevées, de vieux journaux, de boîtes et autres objets divers, tous soigneusement empaquetés et qui, la clé de la valise ayant disparu et la force de l'habitude aidant, ne reverront pas la lumière du jour avant notre époque. Il y furent même entreposés des objets qui font des personnes âgées des humains, avec leurs faiblesses, plutôt que ces icônes de sagesse et de morale, ces grands anciens dont l'intimité reste complètement opaques, voire choquante, à nos yeux.
Imaginez que vous restiez enfermé dans une pièce sombre pendant 70 ans, tandis que le monde voyait le nazisme triompher puis s'effondrer, la guerre froide le glacer tandis que l'occident s'esbaudit devant la magnificence du modèle économique et sociétal américain ; les crises pétrolières le plonger dans la crise, après que cette même Amérique ait subit, au Viet Nam, le premier échec militaire de sa courte Histoire ; le rideau de fer se lever, puis le modèle économique américain, encore une fois, être frappé de plein fouet par deux avions ; et Internet apparaître, et modifier la société en profondeur comme peu de choses ont réussi à le faire en aussi peu de temps. Durant tout ce temps, tous ces évènements, cette valise ne bougera pas, gardant à l'abri ses trésors et l'air des années 30, celui qui n'avait pas encore croisé celui de l'ignominie dont ne se doutait pas ce journaliste qui écrivait dans un vieux journal de 1932 que M.Adolf Hitler allait sans doute devenir le Chancelier de l'Allemagne d'ici quelques semaines. Tout le monde, y compris sa propriétaire, qui passa des dizaine de milliers de fois dessous sans se demander ce qu'il y avait dedans, avait oublié l'existence de cette valise et de son contenu qui, de leur côté, ne se posaient pas vraiment ce genre de question. La valise contenait, le contenu remplissait, et c'était déjà assez prenant comme ça.
C'est rien de dire qu'à la mort de leur fille, devenue presque centenaire, il y a quelques semaines, sa jeune héritière, une jeune maman de 32 ans, épaulée par quelques amis, dont votre serviteur si passionné d'Histoire, allaient se régaler à vider cette valise, après en avoir forcé la serrure avec un vieux ciseau rouillé, parcourant ces vieilles pages imprimées et déchirées, déployer tous ces tissus en parfait état pour certains, en lambeaux pour beaucoup d'autres, et découvrir ce que leurs aïeux n'auraient jamais voulu que personne ne découvre, même longtemps après leurs morts. Surtout, ces jeunes trentenaires qui se plaignent que leurs valises à roulette pèsent lourd, qui n'ont aucune idée de ce à quoi peut ressembler une guerre en France, et qui déménagent tous les dix ans, rendant ainsi impossible, désormais, ce genre de découvertes, auront tout de même respiré un peu d'air des années 30, emprisonné depuis 70 ans dans cette vieille valise.
Je vous laisse.
3 commentaires:
Ooh ! C'est joli !!
T'as pas mal romancé mais y a beaucoup de vrai :)
:x
J'ai romancé quand j'étais à court d'infos :p
Belle histoire ! On regrette de ne pas avoir été là pour l'ouvrir cette valise plein de promesses ;)
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