jeudi 23 septembre 2010

Cube


A y est, on est installés, et on attend. Tous debout, évidemment, face à la porte, les mains le plus souvent jointes devant soi. On est quoi, une petite quinzaine de personnes, à vue de nez, avec pour chacun d'entre nous moins d'un mètre carré pour exister. Mais ce n'est pas embêtant, parce qu'on n'a vraiment pas envie de bouger. Si on bouge, on risque de toucher son voisin, le frôler, et de devoir lui glisser un discret "pardon" avec un sourire froid et un regard furtif. Ou inversement.

Pour atteindre l'ascenseur, on est tous sorti de la ligne 13, et on s'est engouffré dans le couloir indiquant le RER A. Les habitués sont les premiers, ils savent que dans cette direction - Levallois - il faut sortir du milieu du deuxième wagon pour se retrouver face au couloir. Les autres doivent se taper une partie du quai avant de l'atteindre, et arrivent parfois trop tard, l'ascenseur se trouvant alors soit trop rempli - mais ça ne fait pas peur à tout le monde, certains tiennent tellement aux 30 secondes fatidiques séparant les deux ascenseurs qu'ils sont capables de rentrer dans le tas pour se faire une petite place - soit déjà parti. Moi ça fait plus de deux ans et demi que je le prends entre deux et quatre fois par semaine, c'est la routine quoi.

Dans ce couloir sentant furieusement la pisse, été comme hiver, c'est la course. Beaucoup de femmes, indisposées par l'odeur, se couvrent le nez avec leurs foulards. Parfois, il faut éviter les sans-abris allongés sur le sol, sur des journaux, un réchaud à leur côté. Comme dans l'ascenseur quelques secondes plus tard, les regards se font fuyants. Ceux qui sont pressés courent, sachant qu'à partir du moment où l'ascenseur a détecté qu'un pied a foulé son sol poisseux, il déclenche le chrono. Vingt-sept secondes, c'est ce qui reste aux autres pour le rejoindre, avant que la sonnerie ne se fasse entendre pour annoncer que les portes se referment dans trois secondes. S'il détecte qu'il est plein, ou que ça fait un moment que personne d'autre n'est rentré, il se referme avant. La course jusqu'à lui est plus ou moins longue, suivant que c'est un des premiers ou des derniers ascenseurs qui part bientôt. Mais plus il est loin, moins la distance sera longue pour atteindre les tourniquets du RER, une dizaine de mètres plus bas.

On s'entasse dans l'ascenseur. Enfin pas trop, on n'est pas très serré non plus. Quand on est le premier à entrer, la technique c'est de ne pas se mettre au fond - du coup, vous êtes le dernier à sortir, c'est embêtant - mais sur un côté, près de la porte. Comme ça vous ne gênez pas l'entrée, et vous serez un des premiers à sortir. C'est une des règles non écrite des ascenseurs de métro, j'ai remarqué qu'énormément de gens le font.

Une fois installé, donc, on attend que ça se referme, puis qu'on descende. Je voudrais dire qu'il y a du tout, mais à cette heure ci - 19h20 - la population du cube n'est pas très diversifiée : à peu près tout le monde rentre chez lui après avoir travaillé - ou cherché du boulot. En deux ans et demi je n'ai repéré que très peu de visages récurrents, ça doit changer souvent. Il y a peu de vieux, peu de jeunes - de moins de 30 ans, veux-je dire. Des hommes, des femmes, des costards, des tailleurs, pas mal d'ipods et de casques, pas trop de couleurs de peau non autorisées dans le Sarkozistan. Ça sent l'aftershave avarié, la cocotte et la sacoche en cuir. C'est la France qui n'est pas visée par Sarkozy : blanche, avec trois générations françaises derrière elle, catholique et dotée d'un pouvoir d'achat pas encore trop plombé. La middle class, un truc comme ça.

La descente dure cinq secondes, mais elles en paraissent trente. Tout le monde dans la même direction, à regarder la porte, le plafond ou ses godasses. Pas un regard se croise, les sourires sont rarissimes, à quoi serviraient-ils en même temps ? Ça serait un peu ridicule d'avoir une banane d'un kilomètre si personne te regarde. On dit tout le temps que personne ne sourit dans le métro parisien, c'est vrai, mais j'ai déjà vu le métro marseillais et les tramways nantais et bordelais, et des gens pêtés de rire, j'en n'ai pas vu beaucoup. C'est vrai que des fois, je me rends compte que mon visage n'exprime pas spécialement la joie, mais faudrait déjà que ce soit une posture naturelle, et quand t'es plongé dans tes pensées ou dans un bouquin, c'est pas évident de se concentrer sur le mode "sourire". Alors j'essaie d'arranger ça, mais pas sûr que ça dure longtemps.

Dans ce cube, on partage le même espace, tout en restant retranché dans le sien. Moi perso j'aime bien regarder les gens, de toutes façons je ne risque rien, ils ne me regardent pas. Et puis je risque quoi ? Soit il me le rend - ce serait bizarre car rare - soit il m'ignore et retourne dans sa lecture de l'Expansion. J'essaie souvent d'imaginer ce qui se passerait si on se retrouvait coincé plusieurs heures à l'intérieur. On serait alors obligé de se regarder, de se parler. Une certaine solidarité, espérons-le, s'installerait, et on se serrerait un peu les coudes. Si la situation ne s'arrangeait pas, la vraie personnalité de chacun s'exprimerait. Il y aurait des leaders, des râleurs, des faibles, des forts, des philosophes. Pas seulement une poignée de ce que la Société peut créer de plus ordinaire, de plus sage et de plus propre parmi ses locataires au long cours, sans histoire, sans un mot plus haut que l'autre. Ce seraient des êtres humains, qui auraient du mal à faire s'exprimer leurs qualités plutôt que leurs défauts. Mais les deux s'exprimeraient, ça c'est sûr.

Rien de tout ça durant les cinq secondes de descente. Pas un vêtement n'aura été froissé durant le voyage, qui n'aura formé aucune jeunesse. Les portes s'ouvrent, et on s'éparpille, comme si on n'avait pas eu ce point commun d'avoir confié nos vies en même temps à la même machine de la RATP. Le lendemain on le refera peut-être, mais on ne se reconnaîtra sans doute pas, ni le surlendemain ni jamais. Mais c'est pas pour ça qu'on le vit mal, c'est aussi ça, le confort urbain.

Je vous laisse.

1 commentaire:

Zaza a dit…

Propose une partouze demain !