Une confidence sur le quai de la gare Saint-Lazare, si froide, tellement glaciale. Oh, rien de nouveau dans le petit monde des révélations. Mais, très vite, mon esprit s'emballe. Colère.
C'est un sujet récurrent, mais auquel je ne me fais pas. Ca n'entre pas. Pourquoi mes amis, que j'aime tant, passent-ils leur temps à parler de moi et de mon apparence tout en ronds quand je ne suis pas là ? Les arguments en faveur de la Colère et de la Rancoeur s'accumulent les uns à la suite des autres, aussi facilement que des scenarii simplistes naissent dans le cerveau de Luc Besson. A la queue leuleu. En quoi ça les regardent ? C'est ma vie, n'est-ce pas ? Ma seule et unique vie.
Si encore je fumais le cigare à 10 centimètres d'eux, si je distribuais des claques... je parle trop fort, là d'accord, si je dérange les gens, normal que je ne sois pas complimenté. Mais trop gros... je ne demande pas une ola, juste... de l'acceptation. Je suis comme ça, voilà. D'autres sont grande gueule, ou susceptibles, que sait-je... Je ne vais pas ressortir l'argument éculé - s'il l'est, c'est qu'il est peut-être vrai - qui dit qu'il n'y a pas plus de raison d'être svelte que d'être blonde ou gaucher. Que c'est la société et les magazines féminins qui nous mettent dans le crâne que tant qu'on ne peut pas jouer du xylophone sur ses côtes, on est gros. Des propos criminels.
Le train est parti, et derrière moi un mec écoute du rap très fort. Je n'arrive pas à haïr cette musique, comme il est de bon ton de le faire dans ce pays ou la variétoche est reine. J'ai plus envie de lui foutre une claque quand il ouvre la fenêtre en grand. Sérieux, on est début mars, il fait 2°... et puis je m'y fais, le froid me tient réveillé. Et j'ai toujours préféré avoir un peu froid que trop chaud.
D'autres arguments affluent. La parole est à la Défense. Mon client, Votre Honneur, ne peux pas faire autrement : il aime la victime, c'est son ami, et il se fait du soucis pour lui et pour sa santé. Pour ses chaises aussi, qui ne parviennent pas toujours à soutenir la victime comme elles le devraient dans un monde ou tout le monde ne fait pas 70 kilos. Au delà de l'aspect matériel, comment demander à l'accusé de ne rien penser, rien dire, quand un de ses amis proche mange trop et met sa santé en péril ? Nous demandons la clémence à la cour.
Après une plaidoirie aussi vibrante et convaincante, la Colère a disparue, couarde comme elle est dès que la Raison pointe son nez, sa torche dans une main et sa sagesse dans l'autre. Alors, pourquoi reste-t-il toujours du Ressentiment ? Plus fin que la Colère, celui-ci rampe, s'implante et contamine tous les méandres de votre pensée. Oui, quand je leur reproche de se mêler de ce qui ne les regardent pas, ils me présentent leur Amitié comme preuve de leur Bonne Foi. Mais l'Enfer peut être pavé de bonnes intentions. Si on part du principe qu'on fait tout dans le but d'aider les gens, on peut aller très loin, parfois trop. Heureusement, dans mon cas ce n'est pas encore arrivé. Mais j'aime mettre des barrières, avant que ça ne dégénère. Ils le prennent rarement bien.
Ce week-end, je pars en Normandie avec mes amis. Avec mon Groupe. Cette dizaine d'amis que l'on nomme entre nous la Tribe, terme enfantin que je délaisse peu à peu tandis que mon innocence du même acabit me quitte, l'âge aidant. Décrire cette troupe disparate me semble une gageure insondable. Imaginez une recette ou les ingrédients seraient tous plus improbables les uns que les autres. Un hachis aux groseilles, une tarte à la viande... Ca va de l'informaticien au journaliste sportif, en passant par l'opérateur de saisie, du provincial exilé au Parisien bon teint, du fana de McIntosh au réfractaire à la nouvelle technologie, des parents au célibataire endurci... L'âge des membres du Groupe va de bientôt 27 à presque 36 ans. Un - que dis-je - DES gouffres rédhibitoires dans n'importe quel groupe d'ami, presque toujours constitué autour d'un projet, d'un âge, d'un métier, d'une passion commune. Il y en eu une, il y a bien longtemps maintenant - la série Friends - mais ça fait belle lurette qu'elle prends la poussière dans un tiroir oublié.
Quand certains parlent bébés, ou salaire, ou informatique, d'autres détournent le regard. Quand deux d'entre eux parlent de sport, les autres reniflent. Mais quand nous sommes ensemble, ça fonctionne, ça marche. On rigole, on discute. On se fait des conférences interminables sur Internet, ou les sujets de discussions sont aussi divers que variés, et il est parfois difficile de garder une contenance quand le fou rire survient. Les membres se voient entre eux, parfois. Comme pour tout ensemble, il y a un noyau. Comme pour notre bonne vieille planète, quand l'activité y devient orageuse, ça crée des éruptions jusqu'à la surface. Quand quelqu'un oublie de dire merci, ou met 10 secondes de trop pour répondre à une question, ça peut parfois dégénérer : les caractères de cochon y sont légions.
Parfois, certains veulent faire sécession, ils veulent faire les électrons libres. Prendre la poudre d'escampette, aller voir si la Terre est plus bleue ailleurs. Mais finalement, ils restent, ça tient, on ne sait comment. On tient un blog commun, on se fait des calendriers à thème. Bien sûr, il y a des infinités plus ou moins distendues. Certains éléments ne seraient peut-être pas amis s'il n'y avait pas le Groupe. Mais quand ils se voient, ils en éprouvent toujours du plaisir. Et quand quelqu'un amène un ami, il en reste souvent sans voix. Il y a longtemps qu'il n'y a pas eu de nouvelle admition, c'est très dur de s'intégrer. On a nos lubies qui passent pour des abérations pour quiconque ne serait pas au fait de nos habitudes. Nos si futiles prises de tête sont raillées sans commisération.
J'ai vraiment hâte qu'on parte et qu'on aille faire les kékés en Normandie, même s'il pleut, comme toujours.
On est arrivés, et maintenant, avec mon Amour, nous marchons pour rentrer. Plongé dans mes pensées, je participe encore moins que d'habitude au traditionnel bla bla du retour. L'apparence... s'il n'y avait l'aspect de la santé, de quel droit qui que ce soit pourrait me dire que je devrais être autrement ? Plus maigre, moins chauve... J'ai fait un régime, il y a six ans maintenant. Un régime qui a marché tellement bien que même le médecin n'y croyait pas. le premier mois, j'ai perdu 15 kilos. Le deuxième, huit, c'était un régime dégressif, dur au début, puis à chaque fois je rajoutais un truc à mon programme. Au total, j'en ai perdu 40 en cinq mois. Je m'en souviendrais toute ma vie. Des regards inquiets, ébahis des gens. Un jour, alors que je revoyais des gens que je n'avais pas vu depuis un moment, et alors que j'avais eu la judicieuse idée de me couper les cheveux, j'ai créé la panique : ils croyaient tous que j'étais malade. Et pas d'une bronchite.
La vérité, c'est que les gens ne se comportaient pas de la même manière avec moi quand j'ai été maigre. Ils étaient... plus sympas, plus détendus, plus naturels. Et ça m'a mis en Colère, une Colère non dite, inconsciente, qui m'a pourri la vie. Pourquoi se comporter différemment maintenant que mon image collait mieux avec les standards autorisés ? J'étais le même qu'avant ! Le MEME ! En quoi je devrais faire avec les regards narquois quand je me porte lourdement, et admiratifs quand ce n'est plus le cas ? Juge-t-on une lettre sur son enveloppe ? Un avocat sur sa robe ? Un plat sur son assiette ? Pourquoi aurait-je été forcément différent pour que les gens le soient à leur tour, simplement parce que j'avais changé de taille de pantalon ?
J'ai connu mon Amour avec les cheveux courts, à la garçonne. La plupart du temps, elle les porte ainsi, depuis 7 ans que je la connais, et c'est très bien ainsi. J'ai toujours voulu voir comment elle serait avec les cheveux plus longs, sujet continuel de gentille taquinerie. En ce moment, c'est le cas, et elle est vraiment très, très belle, mais quand elle les coupera, parce qu'elle n'aime pas, et ben ça ne changera rien à ma façon de passer mes doigts dans sa chevelure. Je l'aimerais de la même manière même si elle n'avait plus de cheveux. Elle le fait bien, elle...
Cet été, j'irais me baigner à la mer. Au moment ou je dévoilerais mon bide à la face du monde, et parcourerais l'espace qui me sépare de l'eau avec détermination et hâte, je n'aurais pas l'once d'une pensée pour les regards qui me seront jetés. J'ai toujours aimé me baigner dans la mer, me battre contre les vagues comme je le faisais gamin, tout seul, au Val-André. Tout seul, et tellement heureux. La Solitude, c'est la Liberté.
Je vous laisse.